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En quoi l’arrĂȘt Bosphorus du 30 juin 2005 rendu par la CEDH est-il marquant ?

arrĂȘt Bosphorus

Par l’arrĂȘt Bosphorus du 30 juin 2005, la Grande chambre de la plus Haute Juridiction en matiĂšre de droits de l’homme au sein de l’Union EuropĂ©enne a pris position sur la question du statut du droit communautaire par rapport Ă  la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des LibertĂ©s Fondamentales. En effet, dans cet arrĂȘt Bosphorus, la Cour europĂ©enne des droits de l’Homme (CEDH) accepte de reconnaĂźtre sa compĂ©tence pour vĂ©rifier la conformitĂ© au regard de la Convention d’une mesure nationale prise sur le fondement d’un rĂšglement communautaire. Elle se forge ainsi une doctrine Ă  l’égard des mesures nationales d’application du droit communautaire, clarification souhaitĂ©e depuis un long moment par les spĂ©cialistes de droits de l’homme.

L’intervalle de temps entre la saisine du requĂ©rant notamment en 1997 et l’arrĂȘt Bosphorus rendu le 2005 peut ĂȘtre dĂ» par l’attente des rĂ©sultats des deux conventions europĂ©ennes et de la ConfĂ©rence intergouvernementale qui ont respectivement Ă©laborĂ© la charte des droits fondamentaux en dĂ©cembre 2000 et le projet de traitĂ© instituant une Constitution pour l’Europe, ces textes ayant bien Ă©videmment une incidence directe sur les rapports entre la Convention europĂ©enne des droits de l’homme et le systĂšme juridique communautaire.

Les Ă©checs rĂ©cents des rĂ©fĂ©rendums français et nĂ©erlandais imposent un temps d’arrĂȘt aux ratifications du traitĂ© constitutionnel. La date du rendu de l’arrĂȘt Bosphorus (30 juin 2005), soit quelques semaines aprĂšs le rĂ©sultat desdits rĂ©fĂ©rendums, n’est sans doute pas un hasard : sauf initiatives parallĂšles fructueuses, l’adhĂ©sion de l’Union Ă  la Convention europĂ©enne des droits de l’homme et l’entrĂ©e en vigueur de la Charte des droits fondamentaux sont remises aux calendes grecques.

Dans ce contexte d’incertitudes politiques et juridiques et de ralentissement de la construction europĂ©enne, il revenait Ă  la Cour de Strasbourg de prendre une position claire Ă  mĂȘme d’offrir une solution transitoire dans l’attente d’une adhĂ©sion de l’Union Ă  la Convention.

L’arrĂȘt Bosphorus prend place dans un corpus jurisprudentiel constituĂ© de plusieurs affaires les plus marquantes rendues par la Commission et la Cour sont, sans conteste, les arrĂȘts CFDT, M & Co ; Protocola, Cantoni et Matthews.

Depuis que le droit communautaire s’est dĂ©veloppĂ© et a pĂ©nĂ©trĂ© les ordres juridiques nationaux, notamment Ă  travers ses mesures nationales d’exĂ©cution, le juge des droits de l’homme se trouve confrontĂ© Ă  une problĂ©matique dĂ©licate :

Comment d’un cĂŽtĂ©, prendre en considĂ©ration la situation d’une organisation non partie Ă  la Convention et tirer les consĂ©quences de ce statut pour les actes qu’elle Ă©dicte, et de l’autre, Ă©viter que par des transferts de compĂ©tences consentis par les États parties Ă  cette organisation, il n’en rĂ©sulte une lacune dans la protection des droits de l’homme en Europe ? Autrement dit, appliquĂ©e Ă  la CommunautĂ© europĂ©enne, la problĂ©matique devient : comment tenir compte de l’intĂ©gration europĂ©enne tout en maintenant un minimum de protection des droits fondamentaux en dessous duquel nul ordre juridique europĂ©en ne saurait tomber ?

L’ancienne Commission des droits de l’homme a tentĂ© de rĂ©soudre la quadrature de ce cercle, mais la solution prĂ©conisĂ©e a Ă©tĂ© perçue comme trop timorĂ©e en ce qu’elle a Ă©tĂ© interprĂ©tĂ©e comme accordant une immunitĂ© quasi totale au droit communautaire.

L’arrĂȘt Bosphorus traite plus spĂ©cifiquement la question du statut Ă  accorder aux mesures nationales d’exĂ©cution du droit communautaire.

Selon les faits de l’espĂšce, la Compagnie aĂ©rienne charter Bosphorus est une sociĂ©tĂ© de droit turc, lĂ©galement constituĂ©e en Turquie. Elle loue, depuis avril 1992, deux boeings 737 Ă  la Compagnie Yugoslave airlines (JAT). Or, Ă  partir de 1991, les Nations Unies Ă©dictent une sĂ©rie de mesures de sanction contre l’ex-RĂ©publique fĂ©dĂ©rative de Yougoslavie (RFY), en riposte au conflit armĂ© et aux violations des droits de l’homme perpĂ©trĂ©es dans ce pays.

Le Conseil de sĂ©curitĂ© des Nations Unies adopte en particulier, le 17 avril 1993, la rĂ©solution 820 (1993) demandant notamment aux États concernĂ©s de saisir tous les aĂ©ronefs se trouvant sur leur territoire dans lesquels une personne ou une entreprise de la RĂ©publique FĂ©dĂ©rale de Yougoslavie ou opĂ©rant Ă  partir de celle-ci dĂ©tiendrait un intĂ©rĂȘt majoritaire ou prĂ©pondĂ©rant. La CommunautĂ© europĂ©enne met en Ɠuvre cette rĂ©solution par le rĂšglement CE n° 990/93. En mai 1993, un des aĂ©ronefs louĂ©s par Bosphorus arrive Ă  Dublin afin d’y subir des opĂ©rations d’entretien de l’appareil.

AprĂšs avoir Ă©tĂ© immobilisĂ© par le directeur de l’aĂ©roport de Dublin sur ordre des autoritĂ©s irlandaises, l’avion est lĂ©galement saisi le 8 juin 1993. Quatre jours avant cette saisie, le 4 juin, l’Irlande Ă©dicte un rĂšglement d’exĂ©cution du rĂšglement communautaire n ° 990/93 (statutory instrument n° 144), qui prĂ©voit notamment l’obligation de se conformer au rĂšglement n° 990/93 et prĂ©cise quelles sont les sanctions prĂ©vues en cas de violation de cette obligation.

Par ailleurs, le comitĂ© de sanction des Nations Unies, consultĂ© par l’Irlande et par la Turquie, rend sa dĂ©cision le 8 juin. Il estime que la saisie de l’aĂ©ronef s’impose. La compagnie Bosphorus, affectĂ©e financiĂšrement par la saisie, conteste la lĂ©galitĂ© de celle-ci devant la High Court. Cette Cour anglaise rend un jugement le 21 juin 1994 qui constate l’inapplicabilitĂ© du rĂšglement communautaire Ă  la situation litigieuse. Les autoritĂ©s irlandaises font appel de ce jugement devant la Cour suprĂȘme.

MalgrĂ© le jugement de la High Court, le ministre des Transports prend le 5 aoĂ»t 1994 la dĂ©cision de saisir Ă  nouveau l’aĂ©ronef. De son cĂŽtĂ©, confrontĂ©e Ă  un problĂšme d’interprĂ©tation du droit communautaire, la Cour suprĂȘme dĂ©cide de saisir la Cour de justice des CommunautĂ©s europĂ©ennes (CJCE) par la voie prĂ©judicielle de l’article 234 TCE.

La CJCE rend son arrĂȘt en interprĂ©tation le 30 juillet 1996. Elle estime en substance que le rĂšglement communautaire en cause dans l’affaire s’applique effectivement au type d’avion louĂ© par la compagnie Bosphorus.

Puis, aprĂšs avoir reconnu l’existence d’un droit fondamental au respect de ses biens et au libre exercice des activitĂ©s commerciales protĂ©gĂ© par le systĂšme juridique communautaire, le juge communautaire admet l’existence d’un intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral fondamental, consistant Ă  mettre fin Ă  un Ă©tat de guerre dans la rĂ©gion et Ă  des violations massives des droits de l’homme, de nature Ă  autoriser des restrictions au droit fondamental.

Le juge estime qu’au regard d’un objectif d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral aussi fondamental pour la communautĂ© internationale qui consiste Ă  mettre un terme Ă  l’état de guerre dans la rĂ©gion et aux atteintes massives aux droits de l’homme et ainsi qu’au droit international humanitaire justifie, la saisie de l’aĂ©ronef en question qui est la propriĂ©tĂ© d’une personne ayant son siĂšge dans la rĂ©publique fĂ©dĂ©rative de Yougoslavie ou opĂ©rant depuis cette rĂ©publique ne saurait passer pour inadĂ©quate ou disproportionnĂ©e.

En septembre 1994, le Conseil de sĂ©curitĂ© des Nations Unies adopte la rĂ©solution 943 qui consacre une suspension temporairement des sanctions Ă  l’égard de la RĂ©publique FĂ©dĂ©rale de Yougoslavie. La requĂ©rante forma un nouveau recours devant la High Court contre la seconde dĂ©cision de saisie du ministre. Celle-ci annule la dĂ©cision ministĂ©rielle au motif que le ministre avait manquĂ© Ă  son obligation d’enquĂȘter dans un dĂ©lai raisonnable et aurait dĂ» tenir dĂ»ment compte des droits de la sociĂ©tĂ© requĂ©rante. La procĂ©dure se poursuit devant la Cour suprĂȘme, qui dĂ©boute le ministre en novembre 1996. La requĂ©rante introduit un recours devant la Cour EuropĂ©enne des Droits de l’Homme en 1997.

Le raisonnement utilisĂ© par le juge de Strasbourg est classique. Pour Ă©tablir s’il y a eu, ou non, une violation par l’Irlande de l’article 1 Protocole 1 qui protĂšge le droit au respect de ses biens, il met d’abord en Ă©vidence la rĂšgle de rĂ©fĂ©rence issue de la Convention puis examine quelle est la base lĂ©gale en cause Ă  l’origine d’une Ă©ventuelle violation.

Enfin, le juge vĂ©rifie si l’atteinte ou la violation est justifiĂ©e par un intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral et si tel est le cas, s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalitĂ© entre l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral et l’atteinte. Cette mĂ©thode d’analyse se combine nĂ©anmoins avec le recours Ă  des critĂšres spĂ©cifiques, qui tiennent compte du fondement et de la nature particuliĂšre de l’acte en cause dans cette affaire et de la primautĂ© de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral justifiant l’atteinte au droit fondamental.

En passant, consultez aussi notre guide sur le rĂ©gime de l’indivision en droit des biens. DĂ©couvrez sur ce guide la masse indivise, les types d’opĂ©rations pouvant ĂȘtre effectuĂ©es sur le bien indivis, les circonstances causant l’indivision, et les vĂ©ritables enjeux du rĂ©gime de l’indivision en droit des biens.

ArrĂȘt Bosphorus : LA FORCE DE L’ACTE COMMUNAUTAIRE JUSTIFIANT LA VIOLATION DU DROIT AU RESPECT DES BIENS

Dans un premier temps, la Cour EuropĂ©enne des Droits de l’Homme fonde son raisonnement sur la nature et la force probante de l’acte communautaire en identifiant l’autoritĂ© compĂ©tente, puis de rappeler la responsabilitĂ© de chaque État dans l’exĂ©cution dudit acte.

Le rappel de la compĂ©tence de la Cour europĂ©enne des droits de l’Homme dans l’arrĂȘt Bosphorus

Il importait pour le juge de dĂ©finir en rappelant quel Ă©tait l’acte ou l’agissement Ă  l’origine de la violation afin de dĂ©terminer si l’État irlandais pouvait en ĂȘtre tenu responsable. L’identification de la base lĂ©gale pouvait s’avĂ©rer passablement compliquĂ©e.

En effet, le rĂ©gime de sanctions a Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© par le Conseil de SĂ©curitĂ© des Nations Unies notamment par la rĂ©solution 820 de 1993. Cet acte de droit international, Ă©manant d’un organe permanent d’une organisation internationale, a Ă©tĂ© mis en Ɠuvre par le droit communautaire au moyen d’un rĂšglement. Ce rĂšglement communautaire a lui-mĂȘme Ă©tĂ© mis en Ɠuvre par un acte national, un « statutory instrument » sur la base duquel la saisie litigieuse est fondĂ©e.

Quel est l’acte Ă  l’origine de la violation ? Ou plutĂŽt Ă  quelle autoritĂ© peut-on imputer la violation ? Au Conseil de sĂ©curitĂ© de l’Organisation des Nations Unies ? À la Cour de Justice de la CommunautĂ© EuropĂ©enne (CJCE) ? À l’État irlandais Ă  travers ses autoritĂ©s exĂ©cutives (ministre des Transports) ou ses autoritĂ©s judiciaires (Cour suprĂȘme) ?

La rĂ©solution des Nations Unies n’est pas mise en cause : le juge communautaire europĂ©en Ă©vite de se pencher sur les effets de celle-ci pour ne se concentrer que sur l’échelon dĂ©cisionnel CommunautĂ© europĂ©enne-État.

Certes, comme l’indique l’arrĂȘt, la rĂ©solution du Conseil des Nations-Unies en cause Ă©tait pertinente pour l’interprĂ©tation du rĂšglement communautaire comme cette rĂ©solution ne faisait pas partie du droit irlandais, elle ne pouvait constituer la base lĂ©gale de la saisie de l’aĂ©ronef opĂ©rĂ©e par le ministre des Transports. Cet argumentaire ne convainc point. Il semble que le juge de Strasbourg esquive le vrai problĂšme.

L’origine matĂ©rielle de la violation doit ĂȘtre dĂ©celĂ©e dans la rĂ©solution du Conseil de sĂ©curitĂ© et non dans le rĂšglement communautaire qui n’a fait qu’exĂ©cuter et tirer les consĂ©quences des principes posĂ©s par le droit international.

Si la Cour EuropĂ©enne des Droits de l’Homme Ă©tait allĂ©e jusqu’au bout des principes qu’elle pose un peu plus loin dans l’arrĂȘt Bosphorus, elle aurait dĂ» examiner la marge de manƓuvre des autoritĂ©s communautaires dans la mise en Ɠuvre de la rĂ©solution en cause et, en cas de reconnaissance d’une absence de marge de manƓuvre de ces derniĂšres, contrĂŽler si l’Organisation des Nations Unies (ONU) protĂšge les droits fondamentaux Ă©quivalents Ă  celle octroyĂ©e par l’ordre juridique de la Convention.

La logique commandait de retenir une telle approche Ă  double Ă©tage, mais c’eĂ»t Ă©tĂ© au prix d’une forte complication de son raisonnement. C’est pourquoi la Cour rappelle le principe de responsabilitĂ© de chaque État membre.

ArrĂȘt Bosphorus : Le rappel du principe de responsabilitĂ© de chaque État membre dans l’exĂ©cution des actes communautaire

On sait que la Cour CEDH ne peut directement contrĂŽler la conformitĂ© d’actes internationaux ou communautaires au regard de la Convention comme rappelĂ©e au paragraphe 143 Ă  158 de l’arrĂȘt Bosphorus et dans une autre affaire n° 8030/77, CFDT contre CommunautĂ©s europĂ©ennes[1][1].

En effet, le juge estime que si les organes judiciaires de la CommunautĂ© sont mieux placĂ©s pour interprĂ©ter et appliquer le droit communautaire, dans chaque cas, le rĂŽle de la Cour se limite Ă  vĂ©rifier la compatibilitĂ© avec la convention des effets de telle dĂ©cision. La Cour pose sa compĂ©tence gĂ©nĂ©rale en matiĂšre de protection des droits de l’homme Ă  l’échelon europĂ©en et accepte, mĂȘme si l’importance du contrĂŽle est relativisĂ©e, de contrĂŽler les effets concrets des actes communautaires au regard des droits protĂ©gĂ©s par la Convention.

En revanche, les actes de droit national sont susceptibles de faire l’objet d’un contrĂŽle juridictionnel de la part du juge de Strasbourg. En effet, les parties contractantes sont responsables au titre de l’article 1 de la Convention de tous les actes et omissions de leurs organes, qu’ils dĂ©coulent du droit interne ou de la nĂ©cessitĂ© de respecter des obligations juridiques internationales. Le texte n’opĂšre aucune distinction quant au type de normes ou de mesures en cause et ne soustrait aucune partie de la « juridiction » des parties contractantes Ă  l’empire de la convention commune.

La requĂ©rante ne conteste pas les dispositions du rĂšglement communautaire en soi, mais plutĂŽt la maniĂšre dont elles ont Ă©tĂ© mises en Ɠuvre par l’État irlandais. Le juge de Strasbourg examine donc les actes et agissements nationaux en cause. Toutefois, il est trĂšs vite amenĂ© Ă  remonter jusqu’à la source normative de l’acte national, Ă  savoir un rĂšglement communautaire. Il s’avĂšre, en effet, que la mesure nationale n’est qu’une mise en Ɠuvre administrative du rĂšglement.

Le recours au critĂšre de l’existence d’un pouvoir d’apprĂ©ciation des autoritĂ©s nationales dans la mise en Ɠuvre de leurs obligations nationales apparaĂźt raisonnable et doit ĂȘtre pleinement approuvĂ©. Outre qu’elle traduit au mieux l’étendue des pouvoirs attribuĂ©s aux États membres dans l’exercice d’une obligation communautaire, l’application de cette condition permet d’éviter des mises en jeu artificielles de la responsabilitĂ© des États au regard de la Convention en identifiant le vĂ©ritable auteur de l’atteinte Ă  un droit fondamental. Qui plus est, on notera que ce critĂšre est couramment utilisĂ© en droit de la responsabilitĂ© des États membres pour violation du droit communautaire, en particulier dans le contentieux de la transposition des directives communautaires.

Une fois que la base juridique et l’auteur de la violation sont identifiĂ©s, il s’agit ensuite d’apprĂ©cier les justifications possibles de l’atteinte et d’examiner s’il existe un juste Ă©quilibre entre l’atteinte et l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. C’est Ă  ce moment du contrĂŽle que le juge des droits de l’homme peut ĂȘtre amenĂ© Ă  examiner les conditions dans lesquelles un ordre juridique international ou l’ordre juridique communautaire protĂšge les droits fondamentaux

La primautĂ© de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral sur l’atteinte causĂ©e au droit au respect de ses biens avec l’arrĂȘt Bosphorus

L’arrĂȘt Bosphorus a instituĂ© le respect de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral pour justifier la violation du droit au respect des biens, lorsque cet intĂ©rĂȘt s’analyse en une Ă©quivalence dans la protection des droits fondamentaux. Mais, la protection Ă©quivalente ne joue pas en cas d’une insuffisance manifeste constatĂ©e.

ArrĂȘt Bosphorus : l’exigence fondamentale de la protection Ă©quivalente des droits fondamentaux comme critĂšre d’immunitĂ©

La Cour CEDH donne des prĂ©cisions sur la notion de protection Ă©quivalente. Sans surprise, elle indique qu’elle s’applique aussi bien aux droits matĂ©riels protĂ©gĂ©s par la Convention qu’à ses mĂ©canismes de contrĂŽle. En outre, il s’agit d’une protection « comparable » et non identique Ă  celle assurĂ©e par la Convention, car exiger une protection identique pourrait aller Ă  « l’encontre de l’intĂ©rĂȘt de la coopĂ©ration internationale poursuivie ».

Toutefois, compte tenu de l’exigence du maintien d’un seuil minimum de protection, on doit considĂ©rer que l’équivalence entre la Convention et le droit communautaire doit se situer au niveau des moyens, mais non du rĂ©sultat. Cette libertĂ© au niveau des moyens ne serait qu’une traduction du principe de subsidiaritĂ©, les États conservant, au nom de ce principe, le choix des moyens quand ils mettent en Ɠuvre la Convention, y compris dans le champ du droit communautaire.

En outre, le constat de protection Ă©quivalente n’est pas dĂ©finitif : « il doit pouvoir ĂȘtre analysĂ© Ă  la lumiĂšre de tout changement dans la dĂ©fense des droits fondamentaux ». Enfin, et surtout, la prĂ©somption de protection Ă©quivalente peut tomber dans une affaire donnĂ©e si la Cour estime que la protection de droits garantis est entachĂ©e d’une insuffisance manifeste ». Si tel Ă©tait le cas, le juge admet que le rĂŽle de la Convention « en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public europĂ©en l’emporterait sur l’intĂ©rĂȘt de la coopĂ©ration internationale ».

La Cour de Strasbourg propose ainsi un contrĂŽle de proportionnalitĂ© adaptĂ© aux actes nationaux d’exĂ©cution d’obligations internationales. Les modalitĂ©s de ce contrĂŽle appellent plusieurs commentaires. Il est nĂ©cessaire d’identifier les grandes Ă©tapes de l’analyse proposĂ©e.

Dans l’hypothĂšse oĂč le juge des droits de l’homme se trouve face Ă  un acte national de mise en Ɠuvre d’une obligation internationale pour lequel l’État ne dispose pas de pouvoir d’apprĂ©ciation (du type d’une mesure nationale de mise en Ɠuvre d’un rĂšglement communautaire comme c’est le cas en l’espĂšce), il va d’abord vĂ©rifier si une organisation internationale ou la CommunautĂ© europĂ©enne en cause dans une affaire offre, de maniĂšre globale, une protection Ă©quivalente des droits de l’homme Ă  celle qui est octroyĂ©e par la CEDH.

Le contrĂŽle qui est effectuĂ© par la Cour, en-tout-cas tel que prĂ©conisĂ© dans l’arrĂȘt Bosphorus semble de type abstrait : le juge examine les modalitĂ©s gĂ©nĂ©rales de protection des droits de l’homme dans le systĂšme juridique concernĂ© au moment des faits. On relĂšvera l’existence d’une approche critique du juge europĂ©en Ă  l’égard des mĂ©canismes de garantie mis en place par le systĂšme juridique communautaire.

Toutefois, cette faiblesse ne suffit pas pour la Cour Ă  renverser la prĂ©somption d’équivalence de la protection des droits fondamentaux au sein de la CommunautĂ© europĂ©enne. En effet, « les recours exercĂ©s devant la CJCE par les institutions de la CommunautĂ© ou par un État membre constituent un contrĂŽle important du respect des normes communautaires, qui bĂ©nĂ©ficie indirectement aux particuliers.

Cette optique choisie par la Cour appelle deux observations. D’abord, lorsque la Cour examine s’il existe une protection Ă©quivalente dans le systĂšme juridique concernĂ©, elle ne se penche pas sur le niveau de protection des droits assurĂ© par la jurisprudence de la Cour de justice. Or, cette jurisprudence est importante puisqu’elle va dĂ©finir la portĂ©e d’un droit reconnu, initier des Ă©volutions, voire des rĂ©gressions, etc.

Toutefois, on peut considĂ©rer que la jurisprudence de la CJCE pourra ĂȘtre prise en compte par le juge de Strasbourg Ă  la seconde Ă©tape de son contrĂŽle, au moment de l’examen de l’existence d’une « insuffisance manifeste » de protection.

On rappellera que ce systĂšme n’offre au particulier qu’un accĂšs trĂšs restreint au prĂ©toire du juge communautaire, et qu’en particulier, le recours en annulation contre un acte communautaire ne lui est ouvert qu’à la condition d’ĂȘtre individuellement et directement concernĂ©. On doit s’étonner que malgrĂ© la force des critiques doctrinales adressĂ©es au mĂ©canisme de contrĂŽle communautaire, la Cour CEDH, bien que relevant la principale faiblesse du systĂšme communautaire, juge celle-ci insuffisante pour refuser au systĂšme juridique communautaire le label de systĂšme protecteur des droits fondamentaux de maniĂšre Ă©quivalente Ă  la Convention.

ArrĂȘt Bosphorus : l’inertie de la protection Ă©quivalente par l’insuffisance manifeste

La prĂ©somption de protection Ă©quivalente est renversĂ©e en cas « d’insuffisance manifeste » de la protection des droits garantis par la Convention. À ce stade du contrĂŽle, un examen in concreto (diffĂ©rent du in abstracto) du de l’étendue de la protection accordĂ©e Ă  tel ou tel droit au sein d’une organisation internationale donnĂ©e doit pouvoir ĂȘtre menĂ© et, dans ce cas, la Cour europĂ©enne des droits de l’homme retrouve sa pleine compĂ©tence.

En l’espĂšce, le juge de Cour CEDH a estimĂ© qu’il n’y a eu aucun dysfonctionnement du mĂ©canisme de contrĂŽle du respect des droits garantis par la Convention. Le contrĂŽle de l’insuffisance manifeste se situerait au niveau du fonctionnement effectif du systĂšme juridique examinĂ© tandis que l’examen de l’équivalence de protection semble plus formel, effectuĂ© de maniĂšre globale et abstraite.

On a pu se demander si la formule « insuffisance manifeste » ne fixait pas un seuil d’exigence relativement bas contrastant singuliĂšrement avec la nature gĂ©nĂ©rale du contrĂŽle qui s’exerce dans le cadre de la Convention. Certes, par l’emploi de cette formule, le juge des droits de l’homme souhaite indiquer que son contrĂŽle du systĂšme juridique extĂ©rieur demeurera un contrĂŽle minimum, cantonnĂ© Ă  une sorte d’apprĂ©ciation de « l’erreur » ou de l’insuffisance manifeste. Le risque d’une apprĂ©ciation a minima et d’apparition d’un double standard existe. Il doit toutefois ĂȘtre relativisĂ© par le rehaussement du standard communautaire de protection des droits fondamentaux, manifestĂ© par l’article II-102§3 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union europĂ©enne qui, si elle n’est pas formellement en vigueur, doit nĂ©anmoins s’analyser en une source du droit communautaire s’imposant Ă  tout dĂ©veloppement ultĂ©rieur de l’Union.

À l’évidence, le caractĂšre vague du standard de l’insuffisance manifeste laisse au juge europĂ©en une grande marge d’apprĂ©ciation, une grande souplesse d’adaptation. On peut se demander quand, concrĂštement, il pourrait y avoir « insuffisance manifeste » de protection des droits fondamentaux au sein d’un systĂšme donnĂ©. Ici, deux hypothĂšses thĂ©oriques peuvent ĂȘtre avancĂ©es : soit en cas de rĂ©gression au niveau de la protection des droits fondamentaux accordĂ©s par le systĂšme juridique sous examen.

Une question se pose de savoir si le cas de l’incompĂ©tence d’une Cour pour connaĂźtre de tel ou tel acte doit ĂȘtre relevĂ© par la Cour CEDH au titre de l’absence d’équivalence de la protection, ou au titre de l’insuffisance manifeste de protection. À l’évidence, des clarifications ultĂ©rieures devront ĂȘtre donnĂ©es sur la portĂ©e de ce contrĂŽle : s’agit-il d’un contrĂŽle Ă  double dĂ©tente, ou d’un contrĂŽle en rĂ©alitĂ© limitĂ© Ă  l’insuffisance manifeste de protection ?

L’arrĂȘt Bosphorus doit ĂȘtre perçu comme un arrĂȘt fondamental de la Cour CEDH. Celle-ci reconnaĂźt clairement sa compĂ©tence pour contrĂŽler la conformitĂ© Ă  la Convention d’un acte national pris sur le fondement d’un rĂšglement communautaire, s’écartant ainsi des incertitudes suscitĂ©es par les termes de la dĂ©cision M & Co. Elle y esquisse un contrĂŽle ad hoc, dont la logique et les Ă©tapes sont indiquĂ©es.

Certes, les modalitĂ©s de ce contrĂŽle appellent des prĂ©cisions et la position de la Cour CEDH Ă  l’égard de la protection des droits fondamentaux assurĂ©e dans le cadre du systĂšme juridique communautaire mĂ©rite d’ĂȘtre complĂ©tĂ©e et confirmĂ©e. NĂ©anmoins, l’arrĂȘt Bosphorus propose un dĂ©but de solution Ă  la nature de statut des actes communautaires.

En outre, par son attitude positive Ă  l’égard du systĂšme juridique communautaire, dont elle souligne Ă  plusieurs reprises l’importance des objectifs, la Cour contribue Ă  l’émergence d’un droit commun europĂ©en et facilite la collaboration entre les ordres juridiques. Gageons que l’arrĂȘt Bosphorus aura une incidence sur la teneur du rapport concernant les relations entre le Conseil de l’Europe et l’Union europĂ©enne, commandĂ© par les chefs d’État et de gouvernement europĂ©ens du Conseil de l’Europe Ă  Jean-Claude Juncker lors du Sommet de Varsovie en mai dernier.

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